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Homélie de l’abbé de Bellescize pour la Saint Hubert

Nous proposons à nos lecteurs cette homélie magnifique, prononcée le mercredi 6 novembre en l’église Saint-Louis-en-l’Île pour la messe dédiée à saint Hubert, que son auteur nous autorise à publier.

Chers frères et sœurs,

Voici le froid qui commence à mordre la terre, et l’on entend le vent du nord mugir ainsi qu’une âme en peine. Les premières bécasses ont posé leur aile légère, les limiers font le pied, les meutes sont découplées. Voici le temps où l’homme que la ville n’a pas enfermé sous ses appartements bardés de digicodes, n’a pas encore écrasé de matérialisme athée à force de rechercher avec une obsession frénétique le confort et le bien être matériel érigé en idole de bonheur, affronte le froid, l’hiver qui vient, et prend sa place dans le grand cycle du monde, mystère de mort et de vie, d’une mort d’où jaillit la vie. Voici la saison où l’homme retrouve la place royale qu’il a depuis les origines, des grottes de Lascaux aux sonneries de Chambord. Saint Bernard l’écrivait déjà à ses novices : « Sachez que j’ai tout appris des arbres ». Nous avons beaucoup perdu de cette sagesse des arbres, du mouvement du cosmos, de l’ordre du monde, de la nature à habiter, à gouverner et à respecter selon son ordre propre. L’écologie – du moins une fausse écologie minée d’idéologie - est trop souvent devenue le passe-temps de citadins panthéistes, qui sacralisent le cosmos, mais qui ne cessent de prôner le piétinement de la nature de l’homme, lequel pourrait revendiquer un droit absolu à disposer de son corps ou de celui d’un autre, afin de le transformer au gré de ses envies, dans l’illusion d’une toute puissance de la liberté, en oubliant qu’il y a aussi une « écologie humaine », que notre corps ne nous appartient pas, pas plus que celui des autres, puisque nous l’avons reçu de ceux qui nous ont enfantés, et que nous devrons le rendre à la terre qui nous a portée. L’homme est aussi une nature à respecter, et il a sa place dans le grand cycle du monde, toute sa place, rien que sa place, mais une place royale. « Remplissez la terre et soumettez la, dit le Seigneur, soyez les maîtres des oiseaux du ciel, des bêtes de la terre et des poissons dans la mer » (Gn 1, 28).

Le cosmos n’est pas un jardin intouchable, vierge de toute présence humaine, il est l’écrin où l’homme peut se réjouir, goûter la beauté du monde, la faire monter en hommage jusqu’au Créateur de toutes choses, et puiser les ressources dont il a besoin pour faire vivre les siens. Il y a « un bon et un mauvais écologiste », comme « un bon et un mauvais chasseur ». Le vrai écologiste est le paysan qui contemple d’un œil sage et patient le rythme des saisons, le bruissement intime de la vie des choses. Le faux est celui qui au canton de Genève a supprimé la chasse, et pratique aujourd’hui le tir de nuit à la carabine infra-rouge, pour prélever les animaux en surpopulation. Il a écrasé la beauté des traditions qui scellaient l’union des hommes pour les remplacer par la froide technique que l’on pratique en catimini et loin des regards. Ce n’est ni à la gloire de l’homme, ni à la gloire du cosmos. L’homme prélève ce qui est nécessaire à l’équilibre naturel sans jamais ruiner l’harmonie de la nature que Dieu a confiée à ses mains comme un trésor à garder, sinon il devient un despote, un viandard, de ceux qui revenant de certaines chasses de Sologne jettent leur gibier sorti par milliers des cages ouvertes dans les poubelles des aires d’autoroute, pour la plus grande honte des hommes de conscience, et donnent ainsi du pain béni à ceux qui ne nous comprennent pas.

Ce que nous vivons aujourd’hui dans cette église est un acte de tradition, où l’on cultive des racines pour nous ouvrir à un avenir, car ce sont les racines qui donnent des ailes. La tradition n’est pas une sclérose du temps dans les couloirs du passé, mais la condition de possibilité d’une espérance pour l’homme. La beauté des trompes remonte du fond des siècles, et rend hommage au Christ et à saint Hubert, qui vit la Croix dans les bois du cerf qu’il chassait. « Louez le Seigneur en sonnant du cor », dit le roi David dans les psaumes (Ps 150). La trompe de chasse éclate en cri de louange. Mais elle est aussi capable de murmurer, d’implorer, elle exprime le mystère de la vie des hommes, où les larmes tour à tour sont de peine ou sont de joie, où nos pas cheminent sur les sentiers de la gloire ou dans les ravins de la mort, dans l’espérance d’une beauté plus haute que les splendeurs de la terre.

Le général Chambe, aviateur renommé, grand chasseur de coq de bruyère, qui pour avoir tant de fois côtoyé la mort savait le prix de la vie, raconte que son plus beau souvenir de chasse fut ce jour où passa devant lui un oiseau magnifique, et que dans la féérie des Alpes, alors qu’il se détachait dans le ciel, il fut saisi par la beauté de l’instant, et baissa son arme. Le commandant Hélie de Saint Marc, sentinelle du soir, homme immense qui traversa les champs de braises de son pas de soldat et d’homme libre, raconte comme un beau souvenir l’image d’une jeune femme kabyle pleine de grâce qui passa devant ses légionnaires et ne suscita pas les rires gras et les regards lubriques qu’ils étaient habitués à poser, tellement elle avait de noblesse. Celui qui est capable, saisi par la beauté, de baisser son arme, ou de pratiquer la retraite de grâce, comme le font parfois certains maîtres d’équipage, où de s’émerveiller de la beauté d’une femme sans la salir du regard fait honneur à ce qui constitue la grandeur de l’homme qui n’a pas écrasé en lui le cœur d’enfant, sa capacité d’émerveillement, de contemplation, de gratuité, par lequel il devine, il espère une beauté plus profonde que les horizons de la terre et que le rendement immédiat. « L’homme passe infiniment l’homme », écrivait Pascal, il est bien davantage que ce qui se compte, s’entend et se mesure. En tout chasseur repose un contemplatif et un poète.

Je pense que j’ai nourri ma vocation sacerdotale dans les vraies amitiés, éprouvées par l’effort, dans la clarté des feux de camp où nous allions prier en silence avant d’aller dormir sous les étoiles, que je l’aie faite germer dans le silence des étangs qui s’éveillent au matin et se remplissent de lumière, jusqu’au jour où le Seigneur me dit : « Désormais ce sont des âmes que tu chasseras ». J’ai nourri des années cette parole secrète, comme une promesse de bonheur. Cela ne m’empêchait pas d’aller faire le coup de fusil, et « sur un malentendu ça pouvait tomber », mais je sentais tout de même, comme saint Hubert qui vit le Christ dans les bois du cerf, que le fond de mon cœur était ailleurs, et qu’il est toujours ailleurs. L’au-delà ne doit pas nous interdire de goûter le vin d’ici bas, mais le vin d’ici bas ne peut pas combler le cœur de l’homme, qui est fait pour toujours plus grand. Celui qui a placé le sommet de sa vie dans les choses de la terre finira par réclamer la mort, quand sa vie ne correspondra plus aux critères de réussite qu’il s’était fixé. Le matérialisme, qui nous tente souvent, ne peut pas rendre l’homme heureux. Les bulles de champagne finissent par éclater, les plus belles amazones finissent par se voûter, les plus grands fusils finissent par avoir la main gâtée par les alcools. Tout déçoit sur la terre si on en fait un absolu. Tout réjouit sur la terre, si on le fait monter en humble hommage jusqu’à son Dieu. Toute beauté qui passe nous fait signe de la splendeur du Christ, « le plus beau des enfants des hommes », comme le dit le psaume (Ps 45), la « beauté qui sauve le monde », comme l’écrit Dostoïevsky. Saint Augustin, si épris pourtant de la séduction des corps, écrivait ces paroles lourdes de toute la nostalgie du Ciel : « Tu nous as fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il demeure loin de toi ». La beauté passe comme une grâce, un instant fugace que l’on voudrait retenir : « Je t’ai aimée bien tard, écrit encore saint Augustin, beauté si ancienne et si nouvelle, tu étais au dedans de moi, et j’étais au dehors, et c’est du dehors que je te cherchais ».

Il subsiste dans le cœur de tout homme, même le plus écrasé de matérialisme, une nostalgie de la beauté. Nous avons le cœur lourd de toute l’espérance du Ciel, nous avons soif de ce qui ne passera jamais, alors que tout casse et tout lasse. Le monde vous dit : « Heureux si vous êtes comblés et rassasiés, heureux si vous ne manquez de rien, heureux si l’on exauce immédiatement tous vos désirs narcissiques ». Mais il n’y a rien de plus infernal que l’exaucement immédiat de tous nos désirs narcissiques. L’enfer c’est un éternel jacuzzi avec des masseuses et des serveurs qui vous servent des cocktails à l’infini. Le Christ nous propose le chemin d’une autre joie, qui ne vient pas écraser en nous le désir : « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ». « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés » (Mt 5). « Le bonheur, écrivait encore saint Augustin, c’est de continuer à désirer ce que l’on possède ». Heureux les hommes de désir, qui ne se satisfont pas des choses, heureux les hommes pour qui, comme l’exprime le titre de James Bond, « le monde ne suffit pas ». N’est-t-il pas vrai qu’à l’intime de votre être, sous le masque artificiel de la vie mondaine, votre cœur a sa part de peine, de pleurs, de désirs ? Certains ont érigé ici bas leur empire, ils sont cet homme qui n’a pas compris la vraie mesure de ses jours, qui n’a jamais pesé l’extrême fragilité de la vie, et qui s’est construit des greniers débordants de biens. « Mange, bois, jouis de l’existence… ». Mais le Seigneur lui dit : « Pauvre fou, cette nuit même je te redemande ton âme, et ce que tu as amassé, qui l’aura ? »… A quoi sert de courir le monde entier, si c’est pour rater la porte du Ciel, à quoi sert de gagner le monde, si c’est pour perdre son âme, à quoi sert de courir les cerfs, si c’est pour laisser partir celui qui porte en ses bois la Croix du Christ, le seul Rédempteur de l’homme ? Combien finissent par rater leur vie à force de l’avoir tellement réussie…

Nous qui sommes prêtres, nous sommes au cœur des grandes joies, mais aussi des très grands drames, des détresses secrètes, de l’abîme de la mort. Ma vie encore jeune est déjà pleine de naissances que j’ai portées dans les eaux du baptême, pleine de la joie des époux qui s’engagent devant Dieu et les hommes, mais elle est aussi pleine de silence, de compassion, de morts que j’ai présentés par la prière devant Dieu. Chers chasseurs, le dimanche est le Jour du Seigneur, de la gratuité du temps qui passe, où l’on se présente devant le Maître et Seigneur. Pratiquez votre foi, pour ouvrir votre temps à ce qui est gratuit ! La prière nous fait sortir du marchandage, elle ouvre le temps qui coule à l’éternité bienheureuse, et elle nous apprend à mourir, car mourir s’apprend. On voit immédiatement ceux qui ont mis le poids de leur vie dans les choses, et ne sont que des êtres vides de l’essentiel, et ceux qui ont placé le poids de leur vie dans une alliance avec le Dieu vivant, et qui sont des êtres profonds et libres. Combien d’hommes sont devenus les esclaves du temps, car il n’y a plus aucune gratuité dans leur temps. Ils sont devenus ces « montres molles » du tableau de Salvador Dali, et leur vie s’écoule de la plaie du temps blessé, dont ils ont perdu toute maîtrise.

Le psaume d’aujourd’hui a cette parole magnifique : « Apprends nous la vraie mesure de nos jours, que nos cœurs pénètrent la sagesse » (Ps 89). C’est le Seigneur Dieu qui ouvre notre temps à l’éternité, c’est la perspective de la vie éternelle qui donne son poids de gloire à notre existence passagère. « Je suis, disait sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, ce que Dieu pense de moi ». Chaque geste que je pose est vide du néant, s’il est vécu dans l’enfermement sur soi, ou lourd de la vie éternelle, s’il est vécu dans le don de soi, c’est à dire dans l’amour vrai. Ce que nous faisons sur la terre résonne dans l’éternité. « Ce soir le vent qui frappe à ma porte me parle des amours mortes devant le feu qui s’éteint » chantait Trenet. Il n’y a pas « d’amours mortes devant le feu qui s’éteint », si tout amour vrai, donc gratuit, nous fait entrer déjà dans l’amour qui demeure. Il n’y a pas d’amours mortes si toute beauté qui passe est le signe d’une beauté qui ne passera jamais. Être chrétien ce n’est pas brûler sa vie et « mourir malheureux pour ne rien regretter », mais c’est goûter la sagesse de vivre, entrer dans l’espérance des choses d’en haut, et recevoir de Dieu la vraie mesure de nos jours. Nous avons bien du chemin à faire, Seigneur, pour te mettre au cœur de nos vies et entrer dans la vraie mesure de nos jours, mais par l’intercession de saint Hubert nous te supplions humblement. Toi qui n’as pas méprisé les pauvres pécheurs, n’oublie pas non plus les pauvres chasseurs. Amen.

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