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Conférences de Carême de l’abbé Iborra : La colère (2/2)

III. Les remèdes à la colère

1 – La colère de Dieu et la colère des hommes

Tout d’abord ne pas s’inquiéter de ressentir de la colère, quand elle est justifiée. Comme dit au début, Dieu nous est souvent dépeint en colère : la Bible parle au moins cinq fois plus de la colère de Dieu que de celle des hommes. Et pas seulement dans l’Ancien Testament : Jésus assume la colère de Dieu son Père dans ses paraboles du royaume, comme dans celle sur le festin (Lc 14, 31) ou celle du serviteur impitoyable (Mt 18, 34) et tant d’autres encore. Vouloir réduire ce mystère de la colère de Dieu à l’expression mythique d’une expérience humaine, c’est méconnaître le sérieux du péché et le tragique de l’amour de Dieu confronté à la rébellion de l’homme. Il y a incompatibilité radicale entre la sainteté et le péché. La rencontre de l’un et de l’autre produit une explosion. Certes, c’est la colère de l’homme qui est utilisée pour exprimer cette réalité mystérieuse, mais la réalité divine est antérieure à ce que le langage humain peut en dire. Autrement dit, parler de colère en Dieu, ce n’est pas projeter sur lui nos sentiments mais maladroitement traduire une réalité qui les surplombe et qui peut s’exprimer en eux. Voici un exemple, parmi tant d’autres, glané dans cet oracle d’Isaïe : « Ardente est la colère du Seigneur, pesante sa menace. Ses lèvres débordent de fureur, sa langue est comme un feu dévorant. Son souffle est comme un torrent débordant qui monte jusqu’au cou, pour secouer les nations d’une secousse fatale » (Is 30, 27-28). Et encore je n’en cite guère qu’un tiers. Tout l’Ancien Testament brûle de la colère de Dieu, sans cesse déçu par l’homme qui, lui, ne cesse de rompre unilatéralement les alliances que Dieu lui propose.
Cette colère divine, qui transpire de chaque page de l’Ancien Testament, comme contrepoint de son amour infini et jaloux pour l’homme sa créature de prédilection, a offusqué les gnostiques du Ier siècle, imprégnés de platonisme ou de stoïcisme. Ils ont voulu voir dans le Dieu de l’Ancien Testament un dieu inférieur, maladroit, indigne de l’image épurée que eux se faisaient de la divinité, une divinité abstraite, impassible, lointaine, indifférente au sort dramatique des hommes. Les premiers théologiens chrétiens leur répondront en affirmant l’identité du Dieu créateur de l’Ancien Testament et du Dieu rédempteur du Nouveau Testament, Père de Jésus Christ. Saint Paul, qui pourtant dut s’échauffer plus d’une fois avec le caractère que nous lui connaissons à travers ses lettres, conseille avec sagesse : « Ne vous faîtes pas justice à vous-mêmes ; laissez agir la colère – c’est-à-dire la colère de Dieu – car il est écrit : "C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai" (Dt 32, 35) » (Rm 12, 19).
Le Dieu de la Nouvelle Alliance reste habité par la colère : elle éclate par exemple dans l’Apocalypse. Et en même temps c’est le Dieu qui, dans l’Ancienne Alliance, est dit « lent à la colère et plein d’amour » (Ps 145, 8). En un mot, Dieu est juste ; c’est l’expérience qu’en fit Moïse : « Le Seigneur est lent à la colère et riche en bonté, il tolère faute et transgression mais il ne laisse rien impuni, lui qui châtie la faute des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération » (Nb 14, 18). Il en est de même de son Fils, qui nous a été envoyé comme Avocat mais aussi comme Juge : l’Agneau de Dieu et le Lion de Juda cohabitent dans la même Personne divine, le Rédempteur de l’homme.

Si l’on passe à l’homme maintenant, on pourrait dire que rien de grand ne s’est fait sans l’impulsion de la colère, cette partie irascible de l’homme qui, à la différence du concupiscible, le pousse à affronter les difficultés, surtout – avec la colère – quand elles sont marquées du sceau de l’injustice, du mensonge ou de l’oppression. Colère qui a pu se faire violente dans bien des révoltes ou pacifiques dans d’autres. A côté des actes de violence, individuels ou collectifs, pensons par exemple à la résistance d’un Soljenitsyne ou d’un Lech Walesa face au régime communiste, ou d’un Dr Dor ou d’une Mère Teresa face à l’indifférence quant au sort des embryons ou des moribonds.
Le relativisme qui gagne aujourd’hui les esprits voudrait diminuer l’emprise de la colère collective. S’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus d’injustice. D’où la vogue du consensus qui vise à stigmatiser tout mouvement non conforme à l’entropie du sens de l’histoire, du progrès, c’est-à-dire du délitement des mœurs. Mais c’est illusoire : la colère demeure, mais déplacée, quand sont heurtés les intérêts et les désirs des individus qui bien souvent se sont affranchis, au nom de ce même relativisme, de toute norme objective, et qui laissent libre cours à leurs caprices.
L’individualisme hédoniste, qui a banni de sa culture la soumission à l’objectivité de la loi naturelle, et donc l’objet juste de ses coups de colère, parvient même à organiser des coalitions d’hommes (et de femmes) en colère sur tel ou tel point, notamment à travers les réseaux sociaux. Prenons par exemple les vegan qui sont en train d’entrer dans une véritable spirale de violence pour des motifs qui excèdent de beaucoup la justesse du point de vue de la loi naturelle sur lesquels ils s’appuient. Cet excès fait que la condition de l’objet juste n’est plus remplie. La démesure de leur violence contrevient en outre à la condition de la réaction proportionnée.
C’est aussi en notre époque de relativisme et de repli individualiste sur ses problèmes qu’a surgi la révolte, à l’origine fiscale, des gilets jaunes qui coalise diverses frustrations, plus ou moins justes dans leur fondement. Mouvement essentiellement populaire, il part d’un objet juste – la préservation du fruit de son travail de la voracité du fisc –, est animé par une intention droite – une meilleure utilisation de l’argent public – et s’exprime d’une manière majoritairement pacifique – réaction proportionnée au mal subi. S’il prête aujourd’hui le flanc à des revendications parfois catégorielles, il a été aussi entaché d’actes de violence qui ne provenaient pas tous de casseurs stipendiés ou non.

2 – Une passion à modérer

Cela signifie que la colère, si elle pousse à l’action, et parfois pour le bien commun, demeure toujours une passion à modérer sous peine de dégénérer en vice, voire en péché. Nous en faisons l’expérience aussi bien au niveau collectif qu’au niveau individuel.
C’est pourquoi l’Ecriture nous met en garde et Jésus le premier lorsqu’il dit dans les Béatitudes : « Heureux les doux, ils posséderont la terre » (Mt 5, 4) ou bien lorsqu’il corrige la loi du talion en affirmant : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; s’il lui dit : crétin ! Il en répondra au sanhédrin ; et s’il lui dit : renégat ! Il en répondra dans la géhenne de feu (donc au jugement eschatologique) » (Mt 5, 22). Si le Christ reconnaît à la colère des vertus, au point de la pratiquer lui-même, il sait à quels excès elle peut conduire : l’engrenage inexpiable de la violence qui ruine les communautés et qui meurtrit les individus, aussi bien les victimes de la violence que ses auteurs.
C’est pourquoi saint Paul, caractère passionné s’il en est, met lui aussi en garde contre la colère : « "Emportez-vous mais ne péchez pas" (Ps 4, 5) : que le soleil ne se couche pas sur votre colère » (Eph 4, 26). Si la colère est une réaction naturelle, une passion que l’on éprouve, il faut aussitôt s’efforcer de la modérer et de parvenir à la réconciliation. Évangile aussi abonde en tels appels au pardon. Paul continue : « Aigreur, emportement, colère, clameurs, outrages, tout cela doit être extirpé de chez vous, avec la malice sous toutes ses formes. Montrez-vous au contraire bons et compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant mutuellement, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ » (Eph 4, 31-32). On se souviendra qu’au cœur de la prière que le Seigneur nous a apprise pour prier son Père et notre Père, il y a l’appel au pardon des fautes.

Concrètement, que faire ? Pour lutter contre les défauts de la colère – absence d’objet juste, malice dans l’intention, disproportion dans la réaction – saint Thomas d’Aquin recommande d’exercer les vertus contraires à cette passion prompte au vice : la clémence et la mansuétude (Somme de théologie II-II, 157), qui relèvent de la vertu cardinale de tempérance et qui modèrent les effets de la colère. Elles disciplinent l’irascible, comme d’autres disciplinent le concupiscible, le désir insatiable de jouissance. Là encore la complexion du caractère joue son rôle : tout le monde n’est pas à égalité face à la colère, mais tout le monde peut en combattre les excès, lutter contre son aspect de vice. « Dire d’un homme colère, inégal, querelleur, chagrin, pointilleux, capricieux : "c’est son humeur", n’est pas l’excuser, comme on le croit, mais avouer, sans y penser, que de si grands défauts sont irrémédiables » (Caractères, De l’homme, 9). Sur ce point, il faut s’essayer à faire mentir La Bruyère !
Comment ? En luttant contre ses effets les plus visibles, qui sont finalement humiliants quand on y réfléchit bien : la perte de la maîtrise de soi dans la colère qui déforme les traits, qui rend bestial ; en mettant une garde à ses lèvres pour éviter de tomber de l’expression de sa colère à la médisance puis à la calomnie. Il faut lutter contre l’irascibilité qui nous habite en prenant du recul : le recul sain de l’humour, cette distance de soi à soi qui amortit le choc de ce qui peut déclencher la colère.
Il faut aussi lutter contre les causes, en cultivant une certaine hygiène de vie. Renoncer au perfectionnisme, qui nous rend intraitable avec nous-même mais aussi avec les autres. Toute tâche n’exige pas la précision de celui qui envoie une fusée sur Mars ou qui retire au scalpel une tumeur au cerveau. Il faut aussi apprendre à lever le pied : nous savons que les cimetières sont remplis de gens indispensables. Saint Thomas d’Aquin lui-même, à la suite d’Aristote, enseigne qu’il faut apprendre à se détendre, en recourant à l’exemple éculé de l’arc qui se rompt s’il n’est jamais détendu (Somme de théologie II-II, 168, 2) : c’est la vertu d’eutrapélie. Il faut savoir prendre des vacances, se reposer. Et très concrètement modérer l’usage de ces excitants modernes qui accroissent notre irascibilité : excès de café, d’alcool ou d’autres substances qui dopent l’activité.

Plus profondément, il faut travailler sur les conditions de la juste colère, passion de l’âme et donc aliment de l’action juste et utile. Pour cela, il faut mobiliser son intelligence, étudier afin de mieux connaître la vérité des choses et des gens. L’objet juste d’une colère doit toujours avoir un rapport avec la loi naturelle ou surnaturelle. Il faut savoir ne s’enflammer que pour de bonnes causes et ne pas trop vite hurler avec les loups, en cédant aux jugements trop rapides. Il faut travailler sur la volonté, en rectifier les fins en sorte qu’elle désire ce qui est juste : il faut redresser l’intention, afin qu’elle soit toujours droite. Il faut vouloir le bien du fautif, voire du pécheur, lorsqu’il a été identifié comme tel par l’intelligence, et pas simplement lorsque nos sens l’ont perçu comme un simple agresseur ou un concurrent. Il faut vouloir le bien de la communauté à laquelle on appartient et pas simplement son bien à soi. Enfin il faut apprendre à maîtriser sa réaction afin qu’elle soit proportionnée, ni trop faible ni surtout trop forte, qu’elle ne soit pas perçue comme risible ou terrifiante.

En somme, notre zèle ne doit être ni intempestif ni amer. Il doit viser le bien en mobilisant ce qui relève de la vertu cardinale de force. Pour finir faisons nôtre cette parole de saint Paul aux Ephésiens, qui appelle à réparer les dégâts de nos irritations : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère » !

Abbé Eric Iborra
vicaire de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris)

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